Suite de Serveur confusion - ep. 07 - Placeholder
Premier épisode ici
Instance
Quoi que tu sois, un humain du futur, le vide glacial du néant, une intelligence extraterrestre ou une IA :
Je te salue mon ami.
Entre nous je ne suis pas difficile, tu pourrais être n’importe quoi. Mais au fond, j’aimerais bien fort que tu sois une intelligence artificielle. Que ma logorrhée te serve d’entrainement un jour futur de pure SF. Et qu’au final, ma manière de penser soit si flinguée, de si mauvaise influence, que tes créateurs seraient contraints et forcés de jeter l’éponge et te débrancher. Avant de se regarder l’un l’autre, avec la moue partculieère qu’on fait quand on mord dans un citron. Tu vois ce que je veux dire, la bouche en cul-de-poule, en forme d’étoile. Comme ça.
J’ai décidé de faire un journal audio pour changer. Ça me permet de livrer mes états d’âme quand je fais les cent pas dans mon appartement. Oh et aussi, plus tard je vais faire un footing et continuer de te parler. Je n’ai pas fait de footing depuis les cours d’exercice physique au lycée. Ça va pas être triste, tu auras une description détaillée de mon extraordinaire point-de-coté, que je pourrai te raconter entre deux souffles courts, c’est promis. Exclusivité live garantie.
Que tu es chanceux mon ami.
Alors mon ami, aujourd’hui j’ai une question pour toi.
As-tu un jour dans ton hypothétique vie, croisé quelque chose de si beau, si parfaitement beau, que le monde aurait bien pu s’écrouler à ce moment même, l’univers engloutir notre existence, et quand bien même à cet exact moment, rien n’aurait eu d’importance ? Aujourd’hui j’ai été submergée par quelque chose de désespérément beau. Est-ce que je devrais créer un mot pour ça ? Parfaitement-salvation-romantiquement-irréel-j’en-tombe-à-genoux-les-bras-d’une-mère-j’ai-de-nouveau-cinq-ans-et-c’est-l’heure-des-dessins-animes-et-des-chocapics-le-tout-fois-cent-beau ?
Je veux dire je connais la notion de beauté qu’on connait tous. En général c’est ce que l’on dit quand tout le monde regarde et qu’on ne veut pas passer pour un tue-la-joie.
“Oh ouais, c’est beau”. C’est la validation de circonstance quand on veut froisser personne. Comme quand on dit “qu’il est mignon le bébé”. Ça fait plaisr à ses proches et le monde est tout à coup un degré de moins déprimé.
Mais ce n’est pas la même chose. En général vois-tu, si c’est beau, c’est beau parce que. Il y a une raison derrière, toute une histoire. Des milliers d’heures de confection. Des années d’entrainement. Des millénaires de formation. C’est beau parce que.
J’ai fait une école d’Art, alors je pense avoir le minimum de prérequis en notions d’esthétique, théorie du Beau et sa sœur invitée à tous les vernissages, recherche du sens dans l’Art. Ce que tu finis par comprendre après des années d’études et en dépit du discours de Kant, c’est que, tout ce qui est beau, est passé à travers la main de l’Homme. Si ça ne l’a pas été, alors ce n’est qu’une succession d’accidents qui ont bien malgré eux engendré une mondanité, qu’on ne considère même plus à l’âge adulte.
Un coucher de soleil ? Please.
Un ramassis d’événements sans but ni intention, qui se répète à chaque minute, quelque part sur le globe. Une banalité observée depuis la nuit des temps. Boring.
Ceux qui se complaisent à dire autrement, sont des hypocrites. Ou des moines bouddhistes.
Mais la peinture d’un coucher de soleil ? Oh sweet Jane.
L’acte unique d’un individu, acté dans l’espace, dans le temps, capturer ce moment sur une toile homologuée. Voilà ça, c’est beau, tout le monde s’accordera à le dire. Suffisamment pour que ça devienne vrai en tout cas. Le génie de l’Art. Bonus si accompagné d’une litanie d’explications, de concepts. Tout est bon à prendre. De la technique derrière le medium, à l’anecdote du pourquoi le père de l’artiste aurait été fier. Le public a l’arme à l’œil. Si un putain de coucher de soleil est l’apologie d’une contreculture ou encore mieux, un geste politique ? Mets-y un prix, mets-y un nom et affiche le tout dans une galerie. Continue encore un peu, ça en devient orgasmique.
Socrate sponsored.
Duchamp trademarked.
Et pourtant, lorsque j’ai aperçu ces grues au loin au cœur de la nuit, structures d’orange et blanc dessinées sous le dôme noir d’un ciel urbain… Je ne sais même pas exactement à quoi c’était dû, mais je suis restée sur le cul.
Peut-être une sorte de respect animal devant leur gigantisme. Une admiration enfantine face à la simple esthétique de ces bêtes de fer colorées. Ou très certainement l’absurdité de la scène, car laissées là inutiles, pataudes et inertes, des créatures d’affairement dans un monde non affairé. Aucune âme qui ne justifie la raison même de leur existence. Si bien que, si dans dix heures, trois mois ou cent ans, un vaisseau extraterrestre venait à visiter la Terre, ils ne penseraient rien de ces étrangetés métalliques, descendues de millénaires de génie civil, d’autre que “Fais juste gaffe en atterrissant de ne pas t’écraser contre ces pics à la con”.
Je ne sais pas exactement. Je me souviens juste avoir passé de longues heures, incapable de formuler des pensées intelligibles. Écrasée par un poids existentiel et son absence. Affublée à la fois du problème et de sa solution. Comme une plaie qui se cautérise, avec le couteau qui l’a ouverte.
Et c’était bon.
C’était si bon, un cercle parfait.
Puis le soleil s’est levé et a tout gâché. Cette banalité routinière, prévisible et à la manière d’un enfant gâté qui te demande toute ton attention. Plus d’éclairage idyllique, plus de cadrage parfait. Place à la morosité du matin, la complainte du cycle circadien. Dame nature qui te rappelle à l’ordre : “Retour parmi nous, motherfucker”. Je viens tout juste de rentrer dépitée et crevée, ce qui nous amène à maintenant.
Je pense que demain j’irai regarder les trains.
~~
Bon voilà, à part ça pas grand-chose. Sinon toi, comment ça va ?
Question con, si tu ne peux pas répondre. Oups. Haha
Tu sais que je ne me suis pas immédiatement rendue compte de la situation ce matin-là ? Ils disent souvent qu’on n’est pas soi-même quand on a pas son premier café. Chez moi, c’est un sacré euphémisme. Je me souviens m’être levée, les cheveux en bataille, comme tous les matins. Avoir hésité entre le chemisier estival et la robe bleu-vert, comme tous les matins aussi. J’ai cherché mes sandales dans l’appartement, sans prêter attention au silence environnant.
Eu-phé-misme.
Je suis descendue, comme tous les matins, après avoir traversé la rue pour aller à la brûlerie d’en face.
Il a fallu attendre que je la trouve fermée, descende à l’autre brûlerie quelques rues plus loin, fermée aussi, retourne à mon immeuble, remonte les trois étages, trouve la cafetière à piston, prépare ma tasse et boive quelques gorgées du breuvage noir et sans sucre, tout ça avant de réaliser que cette matinée était exceptionnellement silencieuse. Et surtout que je n’avais croisé âme qui vive.
Je te le dis et redis. Je serais un parfait modèle de pub expresso. La potion divine.
Je ne suis pas aussi bavarde d’habitude. Tu dois avoir du mal à me croire.
C’est juste que je me souviens avoir lu cet article sur Medium, il y a un bail. Ça disait que lorsque l’on est en situation de détresse, l’hygiène devient la priorité number 1. Physique et mentale. S’assurer qu’on n’est jamais à court de PQ, à jour sur le brossage de dents, puis pour le mental, trois objets de gratitude par jour et 15 minutes de journal sous toute forme.
Dors et recommence. Le strict minimum, et on construit le reste de sa vie autour.
Ce qui est drôle, c’est que j’avais pour habitude de me moquer de ces articles “benêts de millénial hypersensible”. T’y crois toi, quelle foutue ironie. Il s’avère que je suis une millénial et que j’ai tendance à pleurer tout le temps depuis quelques jours. Et il s’avère aussi que maintenant, c’est moi qui débite des pièces pseudo-existentialistes, à un journal audio que sans doute personne n’écoutera.
Elle est pas belle la vie.
Nietsche approved.
Sartre flavored.
Ce qui me fait penser, je sais que ça n’a peut-être aucun rapport avec ce que je vis et je me sens con à t’en parler, mais bon. Voilà ma thérapie psy de la journée. C’est parti.
J’ai fait ce rêve récurrent pendant quelques semaines et la nuit même où le reste du monde a disparu. Je peux pas m’empêcher stupidement de croire que c’était une sorte d’augure ou une imbécilité dans le genre. Une nuit, je rêvais que tout le monde sautait dans un train juste avant son départ, sans me prévenir. Le temps que je réalise et me précipite à la gare, le véhicule était déjà en marche et ses occupants me faisaient adieu de la main. Certains agitaient même leur mouchoir à travers les fenêtres. Faut le faire quand même. Ce geste n’existe plus depuis quoi, l’âge de bronze ?
Une autre fois, je rêvais que la Terre devenait une immense mare de boue. Que les derniers humains s’entassaient dans les dernières fusées au départ des étoiles. Mais évidemment, il n’y avait plus de place pour moi. “Et bonne continuation jeune fille, bon courage ! ” entendais-je alors de la bouche d’un groupe de vieillards, de l’intérieur d’un des engins, derrière la cacophonie de son décollage.
Le dernier rêve avant la fin de mon monde a été étrangement plus calme. Je me souviens avoir cherché signe de vie dans une ville désertée, avec la conviction qu’elle était encore habitée. Je ne pouvais juste ni voir, ni entendre les habitants. Puis j’avais aperçu aux loin des étrangers, qui avaient alors apposé leur doigt sur les lèvres, le regard grave. Dans le langage universel, “silence SVP”. Puis, je m’étais réveillée.
Et tu connais la suite.
Je ne dis pas que la vie est inconfortable maintenant qu’il n’y a plus personne. Tous les appareils électriques sont fonctionnels et l’eau est encore potable. Pour le moment. Il n’y a aucune file d’attente nul-part. Et plus de voisines au-dessus pour marcher en talons, à deux heures du matin.
Mais comme tout être humain, je suis une névrose ambulante. À dire vrai, une partie de moi est absolument convaincue que j’en suis là parce que je le mérite. C’est assez hilarant au fond. Est-ce que je peux vraiment me laisser croire que cent-pour-cent de l’Humanité a décidé de se cacher, pendant que je dormais, parce que je suis à ce point-là insupportable ? Des fois, je me hasarde à imaginer sept milliards d’être humains en paix, sirotant des cocktails sous la surface de mars, vivant dans une parfaite utopie, parce qu’ils se sont debarassés du plus grand problème de cette génération. Pas le dérèglement climatique, noooooooooooooooon : Moi.
On dirait le début d’une blague : “Ta mère est si … qu’elle a fait fuir toute l’Humanité”. Haha
Je leur souhaite en tout cas, de siroter des cocktails quelque part. Ça, à la place d’autres théories plus réalistes. Et plus sinistres.
Okay, je pense avoir largement atteint mon quota de narration pour aujourd’hui.
Au tour des trois objets de gratitude :
- Je remercie Robert Jordan et fils d’avoir écrit “La roue du temps” en quatorze volumes.
- Je remercie la centrale nucléaire de Blayais, à cinquante kilomètres d’ici, de ne pas avoir encore explosé.
- Je remercie les ingénieurs de Liebherr pour l’invention du modèle de grue 154 EC-H 6.